Il n’est pas évident aujourd’hui d’évoquer le féminisme et son héritage sans se faire (parfois assez violemment) rabrouer. Les femmes auraient toutes les raisons de s’estimer heureuses et comblées. Le monde de l’art contemporain serait dirigé par de nombreuses femmes de pouvoir qui n’auraient rien à envier à leurs alter-ego masculins. Que venons-nous alors (encore) réclamer ? Pourquoi ne laissons-nous pas ce féminisme dépassé au placard pour nous concentrer sur nos carrières si prometteuses ?
Peut-être simplement parce que, s’il est évident que les femmes ont aujourd’hui gagné nombre de leurs batailles sur le front de l’égalité des sexes, nous continuons à être régis par des standards culturels largement masculins, que ces standards brouillent le paysage artistique, et notamment la visibilité des « artistes-femmes »[1] dans ce paysage.
Ainsi, ce numéro spécial de 02 vise à soutenir la présence des femmes parmi les artistes contemporains. Nous l’avons conçu comme une proposition ouverte, essayant de refléter au mieux la diversité de pratiques de ces femmes souvent sous-représentées en France et qui n’ont pourtant rien à envier aux « artistes-hommes », si ce n’est la médiatisation de leurs travaux.
Si nous ne nous sommes que peu (pour ne pas dire pas) intéressés aux avatars actuels d’un art féministe, nous avons également voulu éviter l’écueil du concept d’« art féminin », qui semble circonscrire le travail des femmes à un domaine prédéterminé. Parler « d’art féminin » c’est convoquer une certaine idée de la création des « artistes-femmes ». Si, dans les années 60 et 70, ces dernières ont pu utiliser les pratiques traditionnellement dévolues à la femme pour évoquer l’oppression dont elle était l’objet (couture, tâches de « maintenance »[2], cuisine[3], etc…) ainsi que le Body Art pour affirmer leur volonté d’auto-détermination, leur création s’est aujourd’hui affranchie de ces clichés, tout en prenant acte des voies ouvertes par leurs aînées. Le pendant de « l’art féminin » dont les représentantes seraient Sophie Calle ou Annette Messager serait donc un « art masculin » , concept qui a bizarrement peu été exploré…[4] Il paraît en effet aujourd’hui peu pertinent de déterminer la valeur d’une œuvre d’art en fonction des stéréotypes de genre qui se rattachent à elle. A la différence de Robert Storr qui qualifiait l’œuvre de Sophie Calle de « non pas ouvertement féministe mais féminine »[5], notre perspective est ouvertement féministe et non pas féminine (en témoignent d’ailleurs les nombreux contributeurs masculins à ce numéro).
Malgré cette évolution des pratiques, les a priori concernant le travail artistique des femmes ont la dent dure. On peut citer comme exemple les propos de Xavier Veilhan et Jean-Marc Bustamante, éminents représentants des « artistes-hommes » français et d’un art que l’on pourrait qualifier de masculin, si nous étions particulièrement attachés à ce concept. Xavier Veilhan, qui semblait jouer le rôle du naïf de service, formulait ce souhait[6] : « Moi j’aimerais bien qu’il y ait Carl Andre en femme. En constituant une figure plus autoritaire de l’artiste, en imposant des formes radicales, elle offrirait une alternative intéressante à ces femmes artistes qui se retranchent dans la case sociale où l’on veut bien les voir. » Auquel Bustamante ajoutait : « A quand des artistes femmes formalistes ? »
Nous aimerions bien sûr ne pas avoir à répliquer à ce genre d’âneries et pourtant, s’il est aujourd’hui possible non seulement de pouvoir formuler une telle opinion, mais encore que cette opinion soit retranscrite et publiée (donc cautionnée par une grande maison d’édition et une institution comme le Centre Pompidou), il apparaît véritablement nécessaire de détromper notre naïf et de lui donner les noms des artistes dont il semble ignorer l’existence : Louise Nevelson, Agnes Martin, Eva Hesse pour les pionnières puis Isa Genzken, Rita Mc Bride, Charlotte Posenenske (exhumée par les curators de l’actuelle Documenta), Sarah Morris, Delphine Coindet ou Camilla Low pour la plus jeune génération.
En 1973, la critique d’art américaine Lucy Lippard organisait l’exposition c.7500 au California Institute of the Arts afin de montrer aux machos de la scène artistique américaine que l’art conceptuel était également une affaire de femmes[7]. C’est à se demander si la situation des « artistes-femmes » a vraiment évolué en 30 ans et si le projet des critiques féministes de réécrire l’histoire de l’art en y incluant les femmes[8] a réellement porté ses fruits...
Pour revenir aux propos de notre Xavier national, on pourrait arguer que l’on ne reconnaît à aucune de ces « femmes-artistes » la même « autorité » qu’à Carl Andre. Et pour cause, l’autorité n’est, pas encore, dans nos sociétés, une qualité que nous attribuons a priori à la femme, comme le soulignait l’économiste Esther Duflo dans un article sur la théorie du plafond de verre (« glass ceiling theory ») paru il y a quelques mois dans Libération.
Si chacun s’accorde à dire qu’il n’y a aucune raison pour laquelle une femme soit moins investie d’autorité qu’un homme, nos préconceptions inconscientes continuent à nous faire associer « femme » et « famille » d’un côté et « homme » et « autorité » de l’autre.[9] En effet, les comportements des femmes de pouvoir sont très souvent apparentés à des attitudes masculines, comme si on ne pouvait penser le pouvoir qu’au masculin. Lorsque les femmes se plaisent à briguer ce pouvoir, elles sont souvent renvoyées à leur nature de femme, cf. les réflexions entendues autour de la candidature de Ségolène Royal à la présidence (« Mais qui va s’occuper des enfants ? »), comme si cette nature-même était un obstacle à l’accession à la magistrature suprême.
Par ailleurs, toujours selon Esther Duflo, les femmes intègrent elles-mêmes ces conceptions et refusent majoritairement les situations de compétition, même si elles ont souvent de meilleures chances de l’emporter au départ. C’est, il me semble, ce que l’on peut observer au sortir des écoles d’art en France. Tandis que les effectifs des écoles d’art sont composés pour moitié de filles et pour moitié de garçons, ce ratio semble diminuer quelques années après l’obtention du diplôme. Dans la situation actuelle de compétitivité exacerbée que subissent les jeunes artistes, les femmes abandonneraient plus vite que les hommes. Il suffit ainsi d’observer les expositions récentes sur une jeune génération d’artistes français pour se rendre compte que les femmes sont loin de constituer la moitié des artistes sélectionnés. Sur les trente artistes de Notre Histoire, exposition organisée en 2006 au Palais de Tokyo (le sous-titre était « une scène artistique française émergente »), seules 7 femmes artistes « émergeaient » (Virginie Barré, Rebecca Bournigault, Valérie Mréjen, Petra Mrzyk, Nathalie Talec, Agnès Thurnauer et Tatiana Trouvé), soit environ un quart des artistes. La question que l’on peut donc légitimement se poser est : qu’est devenu l’autre quart ? Se sont-elles noyées (à défaut d’émerger) ? et pour quelle(s) raison(s) ?
Si certaines d’entre elles ont pu disparaître d’elles-mêmes dès la sortie des Beaux-Arts, il existe cependant aujourd’hui de nombreuses artistes en France qui auraient pu venir compléter le tableau de cette « jeune création française ». L’argument ultime des commissaires d’exposition serait-il qu’il n’y a pas assez d’« artistes-femmes » dont le travail équivaut en « qualité » à celui des Loris Gréaud, Mathieu Mercier ou autres Saâdane Afif ? Ce numéro de 02 vient combler leurs lacunes, leur montrer que c’est bien plutôt le manque de curiosité ou la paresse qui les pousse à sélectionner sans cesse les mêmes noms, et que—la faute à pas de chance (semblent-ils déjà s’excuser)—les premiers qui viennent à l’esprit de nos curateurs, critiques et galeristes français (hommes et femmes confondus), sont ceux d’« artistes-hommes ».
A travers la question de la présence (ou l’absence) des femmes sur la scène artistique française, on peut déterminer aisément la nature des crispations qui sont en jeu dès que l’on aborde le sujet. Les uns parlent du caractère nocif des politiques de quotas ou d’« affirmative action » américaines, les autres s’insurgent que l’on mélange art et questions de genre (car bien sûr, l’Art avec un grand « A », par son caractère universel, se joue de ces différences[10]). Cependant, peu nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la nécessité même du questionnement. La difficulté pour cette scène française à s’imposer à l’international ne serait-elle pas liée, par exemple, à ce manque de questionnement, de retour sur soi ? La question des femmes ou plutôt le fait que l’on refuse de poser cette question n’en dit-elle pas plus long sur l’état de notre pensée et de notre société, et donc de notre art, que n’importe quelle question d’ordre esthétique ?
Le fait est que, contrairement à nombre de nos voisins européens, la société française a toujours refusé de penser la diversité des individus. Le mythe républicain (il semble clair aujourd’hui que le modèle d’intégration sur lequel notre pays se repose depuis la 3ème République est loin d’être une réalité) s’est construit autour d’un seul modèle : celui de l’homme blanc hétérosexuel et éduqué, pétri de valeurs universalistes. L’Intellectuel français de Zola à Sartre a rigidifié ce modèle et laissé peu de place à l’apport conceptuel d’autres pensées, notamment celles qui touchent aux caractéristiques individuelles. Les « Cultural Studies » américaines restent encore aujourd’hui un épouvantail pour l’université française et ce rejet appauvrit considérablement l’enseignement supérieur, la recherche et, plus largement, le débat politico-social. Si l’on peut contester l’application politique de ce courant de pensée, on ne peut que reconnaître son mérite : la possibilité de voir les choses sous des angles différents, peut-être par le bout de la lorgnette, dirons certains, mais en cassant cet universalisme blanc, colonial, machiste et bourgeois encore si incrusté dans nos représentations, et qui est évidemment un leurre absolu, tout comme l’autonomie de l’art.
Pour toutes ces raisons, il m’est apparu important de poser, une fois encore, au risque d’être redondante, la question des rapports entre féminisme et art contemporain, pour que nous arrêtions, nous Français, de croire que ce terme est un gros mot et que toutes les batailles sont gagnées. A l'image des réalisateurs de séries télévisées américaines qui ont introduit le mot « fuck » [11] dans les dialogues afin de les rendre plus conformes à la réalité, il serait temps d'introduire les questions de genre dans notre pensée et notre culture, afin que la société s'émancipe réellement et qu'elle cesse de ne fonctionner qu' avec une moitié de son identité.
Isabelle Alfonsi
[1] Pour une discussion des termes « artistes-femmes » et « femmes-artistes », voir le livre de Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici Femmes artistes/Artistes femmes (Paris, de 1880 à nos jours), ed. Hazan, 2007
[2] Comme l’avait fait Mieve Laderman Ukeles dans ses performances de « Maintenance Art », évoquées dans l’interview de l’artiste par Bénédicte Ramade
[3] La fameuse « dinner party » de Judy Chicago, transformant le rôle de l’hôtesse de maison en véritable action artistique
[4] et pourtant, il compte de nombreux ambassadeurs : de l’univers mégalomane de Wang Du aux rêves de tuning de Lilian Bourgeat, sans parler du délire footbalistique de Philippe Parreno et Douglas Gordon. Voir, au sujet d’un art masculin, les réflexions d’Elisabeth Lebovici dans ce numéro.
[5] « Sophie Calle, la femme qui n’était pas là », Art Press, supplément au n°335, juin 2007, p.13
[6] propos tirés d’un entretien publié dans Bustamante, ed. Flammarion, coll. La création contemporaine, 2005, 200 pp.
[7] C. 7500 : California Institute of the Arts, Valencia, CA, Institute of Contemporary Art, Boston, MA; Moore College of Art, Philadelphia, PA; Wadsworth Atheneum, Hartford, CT; Walker Art Center, Minneapolis, MN; Royal College of Art, London, England; Smith College Museum of Art, Northampton, MA.
Avec : R. Altenrath, L. Anderson, E. Antin, J. Apple, A. Aycock, J. Bartlett, H. Darboven, A. Denes, D. Dunlap, N. Holt, P. Johnson, N. Kitchel, C. Kozlov, S. Kuffler, P. Lasch, B. Mayer, C. Mobus, R. Myers, R. Nahum, N.E. Thing Co. Ltd., U. Nolden, A. Piper, J. Stein, A. Tacha, M. Ukeles, M. Wilson
[8] Le texte de référence à ce sujet est le fameux article de Linda Nochlin paru en 1971 : « Why have there been no great women artists ? » in Art News,Vol. 69, No. 9, (janvier 1971). Paru à nouveau in Linda Nochlin, Women, Art and Power and Other Essays (New York: Harper & Row, Publishers, 1988)
[10] N.D.L.A : Mais qu’est-ce que cet Art (toujours avec un grand « A ») si ce n’est la production d’êtres de chair et de sang, et donc nécessairement sexués ? A moins que les artistes ne soient tous hermaphrodites, dans ce cas, j’aurais bien aimé être prévenue, merci.
[11] “The F-Word” est une expression politiquement correcte utilisée afin de remplacer le mot “fuck”, juron honni –et préféré—des Américains.