1/31/2010

The F-Word - éditorial paru dans "02" #43 (automne 2007)

Il n’est pas évident aujourd’hui d’évoquer le féminisme et son héritage sans se faire (parfois assez violemment) rabrouer. Les femmes auraient toutes les raisons de s’estimer heureuses et comblées. Le monde de l’art contemporain serait dirigé par de nombreuses femmes de pouvoir qui n’auraient rien à envier à leurs alter-ego masculins. Que venons-nous alors (encore) réclamer ? Pourquoi ne laissons-nous pas ce féminisme dépassé au placard pour nous concentrer sur nos carrières si prometteuses ?

Peut-être simplement parce que, s’il est évident que les femmes ont aujourd’hui gagné nombre de leurs batailles sur le front de l’égalité des sexes, nous continuons à être régis par des standards culturels largement masculins, que ces standards brouillent le paysage artistique, et notamment la visibilité des « artistes-femmes »[1] dans ce paysage.
Ainsi, ce numéro spécial de 02 vise à soutenir la présence des femmes parmi les artistes contemporains. Nous l’avons conçu comme une proposition ouverte, essayant de refléter au mieux la diversité de pratiques de ces femmes souvent sous-représentées en France et qui n’ont pourtant rien à envier aux « artistes-hommes », si ce n’est la médiatisation de leurs travaux.
Si nous ne nous sommes que peu (pour ne pas dire pas) intéressés aux avatars actuels d’un art féministe, nous avons également voulu éviter l’écueil du concept d’« art féminin », qui semble circonscrire le travail des femmes à un domaine prédéterminé. Parler « d’art féminin » c’est convoquer une certaine idée de la création des « artistes-femmes ». Si, dans les années 60 et 70, ces dernières ont pu utiliser les pratiques traditionnellement dévolues à la femme pour évoquer l’oppression dont elle était l’objet (couture, tâches de « maintenance »[2], cuisine[3], etc…) ainsi que le Body Art pour affirmer leur volonté d’auto-détermination, leur création s’est aujourd’hui affranchie de ces clichés, tout en prenant acte des voies ouvertes par leurs aînées. Le pendant de « l’art féminin » dont les représentantes seraient Sophie Calle ou Annette Messager serait donc un « art masculin » , concept qui a bizarrement peu été exploré…[4] Il paraît en effet aujourd’hui peu pertinent de déterminer la valeur d’une œuvre d’art en fonction des stéréotypes de genre qui se rattachent à elle. A la différence de Robert Storr qui qualifiait l’œuvre de Sophie Calle de « non pas ouvertement féministe mais féminine »[5], notre perspective est ouvertement féministe et non pas féminine (en témoignent d’ailleurs les nombreux contributeurs masculins à ce numéro).
Malgré cette évolution des pratiques, les a priori concernant le travail artistique des femmes ont la dent dure. On peut citer comme exemple les propos de Xavier Veilhan et Jean-Marc Bustamante, éminents représentants des « artistes-hommes » français et d’un art que l’on pourrait qualifier de masculin, si nous étions particulièrement attachés à ce concept. Xavier Veilhan, qui semblait jouer le rôle du naïf de service, formulait ce souhait[6] : « Moi j’aimerais bien qu’il y ait Carl Andre en femme. En constituant une figure plus autoritaire de l’artiste, en imposant des formes radicales, elle offrirait une alternative intéressante à ces femmes artistes qui se retranchent dans la case sociale où l’on veut bien les voir. » Auquel Bustamante ajoutait : « A quand des artistes femmes formalistes ? »
Nous aimerions bien sûr ne pas avoir à répliquer à ce genre d’âneries et pourtant, s’il est aujourd’hui possible non seulement de pouvoir formuler une telle opinion, mais encore que cette opinion soit retranscrite et publiée (donc cautionnée par une grande maison d’édition et une institution comme le Centre Pompidou), il apparaît véritablement nécessaire de détromper notre naïf et de lui donner les noms des artistes dont il semble ignorer l’existence : Louise Nevelson, Agnes Martin, Eva Hesse pour les pionnières puis Isa Genzken, Rita Mc Bride, Charlotte Posenenske (exhumée par les curators de l’actuelle Documenta), Sarah Morris, Delphine Coindet ou Camilla Low pour la plus jeune génération.
En 1973, la critique d’art américaine Lucy Lippard organisait l’exposition c.7500 au California Institute of the Arts afin de montrer aux machos de la scène artistique américaine que l’art conceptuel était également une affaire de femmes[7]. C’est à se demander si la situation des « artistes-femmes » a vraiment évolué en 30 ans et si le projet des critiques féministes de réécrire l’histoire de l’art en y incluant les femmes[8] a réellement porté ses fruits...
Pour revenir aux propos de notre Xavier national, on pourrait arguer que l’on ne reconnaît à aucune de ces « femmes-artistes » la même « autorité » qu’à Carl Andre. Et pour cause, l’autorité n’est, pas encore, dans nos sociétés, une qualité que nous attribuons a priori à la femme, comme le soulignait l’économiste Esther Duflo dans un article sur la théorie du plafond de verre (« glass ceiling theory ») paru il y a quelques mois dans Libération.
Si chacun s’accorde à dire qu’il n’y a aucune raison pour laquelle une femme soit moins investie d’autorité qu’un homme, nos préconceptions inconscientes continuent à nous faire associer « femme » et « famille » d’un côté et « homme » et « autorité » de l’autre.[9] En effet, les comportements des femmes de pouvoir sont très souvent apparentés à des attitudes masculines, comme si on ne pouvait penser le pouvoir qu’au masculin. Lorsque les femmes se plaisent à briguer ce pouvoir, elles sont souvent renvoyées à leur nature de femme, cf. les réflexions entendues autour de la candidature de Ségolène Royal à la présidence (« Mais qui va s’occuper des enfants ? »), comme si cette nature-même était un obstacle à l’accession à la magistrature suprême.
Par ailleurs, toujours selon Esther Duflo, les femmes intègrent elles-mêmes ces conceptions et refusent majoritairement les situations de compétition, même si elles ont souvent de meilleures chances de l’emporter au départ. C’est, il me semble, ce que l’on peut observer au sortir des écoles d’art en France. Tandis que les effectifs des écoles d’art sont composés pour moitié de filles et pour moitié de garçons, ce ratio semble diminuer quelques années après l’obtention du diplôme. Dans la situation actuelle de compétitivité exacerbée que subissent les jeunes artistes, les femmes abandonneraient plus vite que les hommes. Il suffit ainsi d’observer les expositions récentes sur une jeune génération d’artistes français pour se rendre compte que les femmes sont loin de constituer la moitié des artistes sélectionnés. Sur les trente artistes de Notre Histoire, exposition organisée en 2006 au Palais de Tokyo (le sous-titre était « une scène artistique française émergente »), seules 7 femmes artistes « émergeaient » (Virginie Barré, Rebecca Bournigault, Valérie Mréjen, Petra Mrzyk, Nathalie Talec, Agnès Thurnauer et Tatiana Trouvé), soit environ un quart des artistes. La question que l’on peut donc légitimement se poser est : qu’est devenu l’autre quart ? Se sont-elles noyées (à défaut d’émerger) ? et pour quelle(s) raison(s) ?
Si certaines d’entre elles ont pu disparaître d’elles-mêmes dès la sortie des Beaux-Arts, il existe cependant aujourd’hui de nombreuses artistes en France qui auraient pu venir compléter le tableau de cette « jeune création française ». L’argument ultime des commissaires d’exposition serait-il qu’il n’y a pas assez d’« artistes-femmes » dont le travail équivaut en « qualité » à celui des Loris Gréaud, Mathieu Mercier ou autres Saâdane Afif ? Ce numéro de 02 vient combler leurs lacunes, leur montrer que c’est bien plutôt le manque de curiosité ou la paresse qui les pousse à sélectionner sans cesse les mêmes noms, et que—la faute à pas de chance (semblent-ils déjà s’excuser)—les premiers qui viennent à l’esprit de nos curateurs, critiques et galeristes français (hommes et femmes confondus), sont ceux d’« artistes-hommes ».
A travers la question de la présence (ou l’absence) des femmes sur la scène artistique française, on peut déterminer aisément la nature des crispations qui sont en jeu dès que l’on aborde le sujet. Les uns parlent du caractère nocif des politiques de quotas ou d’« affirmative action » américaines, les autres s’insurgent que l’on mélange art et questions de genre (car bien sûr, l’Art avec un grand « A », par son caractère universel, se joue de ces différences[10]). Cependant, peu nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la nécessité même du questionnement. La difficulté pour cette scène française à s’imposer à l’international ne serait-elle pas liée, par exemple, à ce manque de questionnement, de retour sur soi ? La question des femmes ou plutôt le fait que l’on refuse de poser cette question n’en dit-elle pas plus long sur l’état de notre pensée et de notre société, et donc de notre art, que n’importe quelle question d’ordre esthétique ?
Le fait est que, contrairement à nombre de nos voisins européens, la société française a toujours refusé de penser la diversité des individus. Le mythe républicain (il semble clair aujourd’hui que le modèle d’intégration sur lequel notre pays se repose depuis la 3ème République est loin d’être une réalité) s’est construit autour d’un seul modèle : celui de l’homme blanc hétérosexuel et éduqué, pétri de valeurs universalistes. L’Intellectuel français de Zola à Sartre a rigidifié ce modèle et laissé peu de place à l’apport conceptuel d’autres pensées, notamment celles qui touchent aux caractéristiques individuelles. Les « Cultural Studies » américaines restent encore aujourd’hui un épouvantail pour l’université française et ce rejet appauvrit considérablement l’enseignement supérieur, la recherche et, plus largement, le débat politico-social. Si l’on peut contester l’application politique de ce courant de pensée, on ne peut que reconnaître son mérite : la possibilité de voir les choses sous des angles différents, peut-être par le bout de la lorgnette, dirons certains, mais en cassant cet universalisme blanc, colonial, machiste et bourgeois encore si incrusté dans nos représentations, et qui est évidemment un leurre absolu, tout comme l’autonomie de l’art.
Pour toutes ces raisons, il m’est apparu important de poser, une fois encore, au risque d’être redondante, la question des rapports entre féminisme et art contemporain, pour que nous arrêtions, nous Français, de croire que ce terme est un gros mot et que toutes les batailles sont gagnées. A l'image des réalisateurs de séries télévisées américaines qui ont introduit le mot « fuck » [11] dans les dialogues afin de les rendre plus conformes à la réalité, il serait temps d'introduire les questions de genre dans notre pensée et notre culture, afin que la société s'émancipe réellement et qu'elle cesse de ne fonctionner qu' avec une moitié de son identité.
Isabelle Alfonsi


[1] Pour une discussion des termes « artistes-femmes » et « femmes-artistes », voir le livre de Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici Femmes artistes/Artistes femmes (Paris, de 1880 à nos jours), ed. Hazan, 2007
[2] Comme l’avait fait Mieve Laderman Ukeles dans ses performances de « Maintenance Art », évoquées dans l’interview de l’artiste par Bénédicte Ramade
[3] La fameuse « dinner party » de Judy Chicago, transformant le rôle de l’hôtesse de maison en véritable action artistique
[4] et pourtant, il compte de nombreux ambassadeurs : de l’univers mégalomane de Wang Du aux rêves de tuning de Lilian Bourgeat, sans parler du délire footbalistique de Philippe Parreno et Douglas Gordon. Voir, au sujet d’un art masculin, les réflexions d’Elisabeth Lebovici dans ce numéro.
[5] « Sophie Calle, la femme qui n’était pas là », Art Press, supplément au n°335, juin 2007, p.13
[6] propos tirés d’un entretien publié dans Bustamante, ed. Flammarion, coll. La création contemporaine, 2005, 200 pp.
[7] C. 7500 : California Institute of the Arts, Valencia, CA, Institute of Contemporary Art, Boston, MA; Moore College of Art, Philadelphia, PA; Wadsworth Atheneum, Hartford, CT; Walker Art Center, Minneapolis, MN; Royal College of Art, London, England; Smith College Museum of Art, Northampton, MA.
Avec : R. Altenrath, L. Anderson, E. Antin, J. Apple, A. Aycock, J. Bartlett, H. Darboven, A. Denes, D. Dunlap, N. Holt, P. Johnson, N. Kitchel, C. Kozlov, S. Kuffler, P. Lasch, B. Mayer, C. Mobus, R. Myers, R. Nahum, N.E. Thing Co. Ltd., U. Nolden, A. Piper, J. Stein, A. Tacha, M. Ukeles, M. Wilson
[8] Le texte de référence à ce sujet est le fameux article de Linda Nochlin paru en 1971 : « Why have there been no great women artists ? » in Art News,Vol. 69, No. 9, (janvier 1971). Paru à nouveau in Linda Nochlin, Women, Art and Power and Other Essays (New York: Harper & Row, Publishers, 1988)
[9] Pour l’intégralité de l’article, voir 
http://www.liberation.fr/rebonds/219492.FR.php
[10] N.D.L.A : Mais qu’est-ce que cet Art (toujours avec un grand « A ») si ce n’est la production d’êtres de chair et de sang, et donc nécessairement sexués ? A moins que les artistes ne soient tous hermaphrodites, dans ce cas, j’aurais bien aimé être prévenue, merci.
[11] “The F-Word” est une expression politiquement correcte utilisée afin de remplacer le mot “fuck”, juron honni –et préféré—des Américains.

12/11/2009

L'ART ET LA VIE CONFONDUS (EN FRANCE)

Article paru dans la revue 02, n°50, 2009

August Sander, Peintre, vers 1925 [Marta Hegemann]
Photographie du portfolio « Hommes du XX° siècle, Groupe III La femme,
17 : La femme exerçant un métier intellectuel et manuel. »
Reproduit in : August Sander, Hommes du XX° siècle, III La femme,
ed. Die Photographische Sammlung / SK Stiftung Kultur), Kultur - August Sander Archiv, Cologne ;
ed. de La Martinière, 2002, p 147, ADAGP, Paris

«La ligne entre l'art et la vie devrait être aussi fluide et peut-être même aussi vague que possible.» Ce statement d'Allan Kaprow de 1965 résonne avec ce qui est devenu un slogan féministe bien connu de la même époque : « Le personnel est politique » - attribué à Carol Hanisch en 1969 - et qui incitait à étendre le domaine de la lutte féministe à toutes les échelles de la vie, du corps social au corps intime. Dans la perspective d'artistes conceptuel(le)s et de militant(e)s de ces années, une des conséquences de l'effacement des frontières entre art et non-art comme entre le personnel et le politique, est que l'art n'est un domaine séparé ni du personnel, ni du politique. Aujourd'hui encore, l'art est perméable à l'état d'une société et ne se limite pas à en être un miroir symbolique. Cette proposition sur l'art et la vie confondus préside à l'introduction d'un débat féministe appliqué à l'art et s'associe à la conception plus articulée des cultural studies (si longtemps ignorées du « monde de l'art » français, mais qui y font quelques percées). Celle-ci, ne dissociant pas les problématiques artistiques d'autres, sociales et culturelles, tient compte du contexte d'apparition d'une œuvre comme de son auteur et s'applique au sein d'une critique des œuvres, des acteurs et des institutions. Cette approche s'oppose à une conception de l'art qui aurait une visée universelle, sublimerait la création et la figerait dans des termes essentialistes. Elle dénonce son ignorance, naïve ou feinte, à l'égard de cette soi-disant visée universelle qui défendrait finalement les canons de ce « fameux masculin neutre » selon les termes de Christine Delphy, autrement dit, qui ferait de son idéalisme uniformisant et (pas si) asexué, une sorte de cache sexe des questions de genre.
Aussi peut-on légitimement s'interroger sur le niveau d'investissement des acteurs du monde de l'art, hommes et femmes confondus, pour la question de la diversité, (de l'attention au militantisme, il y a un monde). Mais sur ce point, des résistances s'éveillent des deux côtés de la barrière sexuelle, comme en témoigne, sans grande coïncidence là non plus, le carré exclusivement féminin d'auteures de ce texte, auquel j'ai moi même répondu avec cette formule enjouée : « 100% avec nous ! » Mais qui est ce « Nous, les femmes » que présuppose ce texte ? Désigne-t-il un « Eux, les hommes » ? Cependant, ni les femmes curatrices ni celles à la tête d'institution ni même ministre de la culture n'ont jamais fait preuve d'altruisme à l'égard de leurs paires et il serait trop long d'attendre d'elles un quelconque esprit de solidarité féminine. Alors même qu'on observe une récente féminisation des directions des institutions artistiques en France avec 38 directrices sur 98 institutions (centres d'arts, Fracs et musées d'art contemporain confondus), il est temps de dissocier femmes et féminisme, (voire d'y associer quelques hommes ?) Cependant, 39% de femmes à la tête d'institutions artistiques est un taux record en comparaison des effets de la parité en politique puisque, malgré les lois de 2000 et 2007, les femmes ne représentent aujourd'hui qu'une part marginale du corps politique : elles étaient 12,3 % à l'assemblée nationale en 2002, elles représentent à peine 20 % depuis les législatives de juin 2007.


Le Modulor mis au point par Le Corbusier en 1947.
Sous couvert d'un retour à l'homme comme mesure de toutes choses
(des meubles à l'architecture), il est un des plus illustre représentant
de ce fameux «universel neutre» à la silhouette plutôt athlétique.



LES CHIFFRES « NOUS » PARLENT
On l'a vu récemment avec La Force de l'Art 02 qui, malgré sa généreuse et légitime « ambition de présenter, dans sa richesse et sa diversité, un panorama engagé de la création artistique en France, sans distinction de génération, de genre ou de nationalité », était pourtant à très faible teneur en femmes - 7 sur 42 artistes, soit seulement 16% des effectifs, comme l'ont justement calculé les auteures du texte «La Faiblesse de l'art » -, les femmes sont trop souvent cantonnées à une minorité sous-représentée. Mais cette exposition dont l'objectif d'être représentative d'une scène en France est aussi clairement annoncé, remplit au moins en parti son programme. Car elle est effectivement représentative, mais d'un impensé exemplaire de la part des trois curateurs qui, embarrassante coïncidence, sont des hommes et qui semblent, dans leur belle fraternité, s'être accordés à l'unanimité sur si peu d'artistes femmes et ont été si oublieux de porter leur attention vers des sentiers moins visibles de la création. Car ce n'est effectivement pas du côté des artistes femmes ni de la « force » de leurs œuvres que « le bât blesse », mais bien du côté de l'attention des acteurs du monde de l'art en général à ces questions souvent trop vite reléguées au rang de bassesses statistiques qui n'auraient rien d'artistique.
Aussi peut-on légitimement s'interroger sur le niveau d'investissement des acteurs du monde de l'art, hommes et femmes confondus, pour la question de la diversité, (de l'attention au militantisme, il y a un monde). Mais sur ce point, des résistances s'éveillent des deux côtés de la barrière sexuelle, comme en témoigne, sans grande coïncidence là non plus, le carré exclusivement féminin d'auteures de ce texte, auquel j'ai moi même répondu avec cette formule enjouée : « 100% avec nous ! » Mais qui est ce « Nous, les femmes » que présuppose ce texte ? Désigne-t-il un « Eux, les hommes » ? Cependant, ni les femmes curatrices ni celles à la tête d'institution ni même ministre de la culture n'ont jamais fait preuve d'altruisme à l'égard de leurs paires et il serait trop long d'attendre d'elles un quelconque esprit de solidarité féminine. Alors même qu'on observe une récente féminisation des directions des institutions artistiques en France avec 38 directrices sur 98 institutions (centres d'arts, Fracs et musées d'art contemporain confondus), il est temps de dissocier femmes et féminisme, (voire d'y associer quelques hommes ?) Cependant, 39% de femmes à la tête d'institutions artistiques est un taux record en comparaison des effets de la parité en politique puisque, malgré les lois de 2000 et 2007, les femmes ne représentent aujourd'hui qu'une part marginale du corps politique : elles étaient 12,3 % à l'assemblée nationale en 2002, elles représentent à peine 20 % depuis les législatives de juin 2007.

éléments de communication sur le site de l'exposition elles@centrepompidou


- ET 100% ELLES ? » ET 100% ILS ? ET 100% EUX ?... NON PLUS ?
Pour en rester aux chiffres, « la Faiblesse de l'art » fait sur cette base un raccourci efficace entre deux expositions institutionnelles quasi simultanées qui font le grand écart dans le décompte des femmes : alors que La Force de l'Art 02 est à 16%, elles@centrepompidou est à 100% ! En cela, l'argumentaire chiffré du texte reprend un des éléments clefs de la communication autour de l'exposition : « Au Centre Pompidou, les femmes représentent 17,7% des artistes dans les collections du musée. » « La nouvelle présentation des collections leur est consacrée à 100%. »
Après Dionysiac composée à 100% d'hommes, celle des « artistes femmes dans les collections du Centre Pompidou » tenterait-elle de remettre les compteurs à zéro ? Mais Dionysiac est exemplaire, pas tant pour ses chiffres (13 artistes, 13 hommes : le déséquilibre est radical mais l'échelle est réduite) que parce qu'elle est puissamment genrée du côté du masculin. Avec cette exposition, Christine Macel, qui l'a d'ailleurs confirmé par la suite lors d'un fameux entretien avec Jean-Marc Bustamante, associait puissance éjaculatoire et force créatrice, (excluant ainsi « naturellement » les femmes du domaine !) Cette dimension masculine n'était donc pas un « impensé » mais contribuait à l'échafaudage du projet curatorial lui-même, porté du point de vue de l'imaginaire (du) masculin, d'un certain « état d'esprit, une sensibilité commune aux artistes présentés». Dans la série, n'oublions pas Africa Remix, « première grande exposition d'art contemporain africain », qui comptait 100% d'artistes africains ou d'origine africaine. La nuance concernant elles@centrepompidou est qu'il s'agit d'un état des lieux : le réaccrochage des collections « avec "elles" seules » selon les termes de Camille Morineau pour qui il est « question de la "représentation", prise ici au sens littéral (nous représentons la représentation des femmes dans la collection) » Il s'agirait donc d'une visée critique émise par un « nous », cette fois, celui du musée, envers « nous-mêmes » qui étions, auparavant, si peu attentifs à « elles ». Une autocritique donc, afin de « remettre les créatrices au centre de l'histoire de l'art moderne et contemporain du XXe et du XXIe siècles ». Mais qui demande à être au « centre de l'histoire » ? Et pourquoi y être seules, cette fois ? Pourquoi priver les femmes du voisinage des œuvres de leurs homologues masculins, ceux-là mêmes qui posent les jalons de l'histoire de l'art ? Cette sorte de mea culpa se transforme vite en une autocongratulation puisque le Centre ressort pas moins de 250 artistes femmes sur les 2 étages des collections, pendant 1 an. Un record ! Comme le défend Camille Morineau « Le Musée s'y consacre parce que c'est enfin possible (il y a assez d'artistes femmes aujourd'hui pour réécrire cette histoire) ». Le moment est-il si opportun pour un musée de thématiser aujourd'hui sur une identité sexuelle de manière univoque a priori ? Sur ce point, l'exposition rappelle les stratégies de visibilité des mobilisations féministes majoritairement blanches des années 1960, qui énonçaient alors des positions collectives contre leur propre condition de « minorité invisible » et prônaient un renversement des valeurs. Le musée semble ici d'emblée en décalage historique avec la diversité des féminismes contemporains qui, depuis les années 1990 proposent une approche « intersectionnelle » des processus identitaires, composites et hétérogènes. Aujourd'hui, dédier les collections d'un musée aux femmes, c'est prôner un séparatisme des sexes qui n'a plus court. C'est assigner les artistes femmes à être femmes avant que d'être artistes. C'est croire qu'« elles » ne demandent qu'à être accueillies comme un seul corps dans le musée. C'est poser une ligne directe entre l'identité sexuelle de l'auteur et la nature sexuée de sa production. Pourquoi pas alors réserver pour cette exposition un accès exclusif et gratuit au public féminin ? Ce serait gentleman.
Le problème commun à ces trois grandes expositions du Centre Pompidou 100% -elles, -ils, -eux, n'est pas tant qu'elles soient réalisées à partir de la carte d'identité des artistes, mais qu'elles essentialisent le sexe ou la race sans même les croiser, qu'elles présupposent des identités stables, évidentes et immuables et qu'elles contribuent à normaliser des oppositions identitaires sans intégrer les processus dynamiques d'échanges des signes de reconnaissance par exemple.
On est loin de la brèche ouverte en 1989 par « Les Magiciens de la Terre » qui, dénonçant l'usage abusif du terme « international » au sujet d'expositions limitées à un ping-pong Etats-Unis - Europe, intégrait du différentiel sur la scène de l'art : « Cette exposition rassemble les œuvres de 100 artistes contemporains, les uns appartenant au monde artistique occidental (...), les autres appartenant à (...) celui du "tiers monde"» L'exposition plaçait en vis-à-vis des œuvres issues de deux vastes champs culturels, occident et « non-occident » (le terme est d'époque), sur la base de critères formels, excluant par là toute considération pour leur contexte d'apparition et d'exposition. Justement critiquée pour son optimisme universaliste à la fois naïf et ethnocentrique, l'exposition avait le mérite d'introduire une part d'hétérogène au sein de l'institution muséale, d'en déplacer les critères d'appréciation et de déstabiliser une certaine familiarité avec les œuvres les plus historiques d'un côté comme les plus mythifiées de l'autre. Loin aussi, la dynamique bipolaire de Féminin-Masculin, Le sexe de l'art X/Y (et non l'inverse), pour laquelle Marie-Laure Bernadac soulignait qu'il existe « un érotisme non-phallocentriste, ouvrant sur une autre donne artistique. »
« La Faiblesse de l'art » dénonce à raison le défaut de représentation des artistes femmes dans les grands médias et la presse spécialisée, dans les expositions et les collections d'art contemporain, mais le texte ne dit rien ni des stratégies qui pourraient l'améliorer, ni d'un seuil de satisfaction (entre 50 et 99% ?), ni de la nature de ce manque de représentation. Car ce manque n'est-il pas sous-tendu par un canon ? L'objectif est-il d'investir les médias et les accrochages des collections publiques ? Pourtant, celles et ceux qui ne bénéficient pas des échanges économiques, des facteurs de légitimité et de visibilité permis par les institutions artistiques construisent leurs propres outils d'échanges économiques, de légitimation et de visibilité à des échelles diverses. À ce stade, toute la difficulté d'une revendication féministe tient dans ce paradoxe à vouloir être visibles, reconnues, intégrées sans être assignées à la spécificité de leur sexe. Judith Butler commence Trouble dans le genre par l'attaque d'un des présupposés centraux du féminisme : l'hypothèse de l'existence d'une identité et d'un sujet ayant besoin d'être représenté dans la sphère politique et dans le langage. Elle élabore là une pensée féministe qui permettrait de remettre substantiellement en cause les exclusions et les hiérarchies qui déterminent les modes de circulation et d'exclusion du mainstream.
Lors d'un entretien sur la question de la diversité, Patrick Chamoiseau disait : « Il y a un stade archaïque de la diversité, celui qu'il nous faut rattraper, que tous les phénotypes soient représentés dans tous les médias, les images et les grandes institutions. Mais ils ne suffisent pas car on voit bien que Condoleezza Rice a le même imaginaire que George Bush ou que Rama Yade a le même imaginaire que Nicolas Sarkozy. Là, on n'est pas dans la diversité même si on a une phénotypie un peu élargie. Ce qui fait la diversité fondamentale et relationnelle, ce sont les structures de l'imaginaire. » Avec ces deux expositions simultanées, on peut déplorer que nos institutions artistiques en soient à ce « stade archaïque », avec d'une part, des femmes singulièrement marginalisées, et d'autre part, un féminin réduit au sexe biologique (assimilable au rôle du phénotype), mis au devant de la scène de l'art comme un front uni. À quand les grandes expositions institutionnelles françaises qui ne nous donneront plus l'occasion de faire le compte des femmes, mais qui dans une approche « intersectionnelle » proprement curatoriale élargiraient les « sections » sexuelles et raciales à des caractéristiques formelles et imaginaires et dessineraient les « structures de l'imaginaire » qui traversent les œuvres de genres masculin, féminin, neutre, trans etc ?


Emilie Renard

12/10/2009

"La faiblesse de l'art" : un texte diffusé par email puis publié dans Le Monde des 26 et 27 avril 2009

Le 24 avril 2009, à Paris, la seconde édition de l’exposition la FORCE DE L'ART ouvre ses portes. Cette manifestation triennale, organisée par le Ministère de la Culture et de la Communication, le Centre National des Arts Plastiques et la Réunion des Musées Nationaux, comporte trois volets. L'un voit 7 artistes, Les Visiteur, (Daniel Buren, Gérard Collin-Thiébaut, Bertrand Lavier, Annette Messager, Orlan et Pierre & Gilles), investir des lieux hautement symboliques de la capitale ; l'autre volet, Les Invités, consiste en un « festival d'événements et de performances ». L'élément central, Les Résidents du Grand Palais,est une exposition qui se tient sous la nef centrale, jusqu'au 1er juin.

Parmi les 42 artistes Résidents, seules 7 femmes sont présentées : Véronique Aubouy, le duo Butz & Fouque, Frédérique Loutz, Anita Molinero, Cannelle Tanc (en collaboration avec Frédéric Vincent) et Virginie Yassef. Dans cette exposition qui revendique son ambition de représentativité de la scène artistique française, les femmes constituent donc 16% des effectifs. Comment la Force de l'Art qui prétend être un « grand rendez vous donné à la création en France » et à « l'actualité de la scène française » peut-elle ignorer à ce point l'ampleur, la diversité, le professionnalisme et l'engagement de toute une partie de cette scène artistique ? Comment peut-elle postuler la validité et la « Force » de son projet alors même qu'elle néglige l'importance de celles dont le travail est désormais incontournable, aussi bien à l'étranger qu'en France et qui contribuent sans relâche à faire évoluer le débat artistique français, par la qualité de leurs contributions plastiques, de leur discours et des expositions qui leur sont consacrées, aussi bien dans les galeries que dans les institutions ?

Bien que cela soit tentant, il serait trop simple, et sans doute naïf, d’amalgamer les raisons de ce choix curatorial disproportionné avec la composition strictement masculine de son appareil décisionnaire, depuis ses commissaires (Jean-Louis Froment, Jean-Yves Jouannais, Didier Ottinger – le quatrième mousquetaire, Marie-Claude Beaud, s’étant finalement retirée du projet) jusqu'à son commanditaire (le Délégué aux Arts Plastiques, Olivier Kaeppelin) en passant par son scénographe (Phillipe Rahm). Le problème est plus général et renvoie à une situation nationale. Car si l'on considère la proportion dans les collections publiques d'œuvres produites par les femmes – 15% en moyenne – la Force de l'Art n'est pas une surprise, ni le reflet d'un sexisme ponctuel ou isolé.

Rappelons qu’aujourd’hui, 60% des artistes diplômés des écoles des Beaux-Arts en France sont des femmes. Comment expliquer qu’au mouvement de changement social qui s’est accéléré ces dernières années et qui a permis, entre autres, la nomination en masse de femmes à des postes de direction (centres d’art et Fonds Régionaux d'Art Contemporains), ne corresponde pas un souci d'ouverture équivalent concernant les artistes ?

Le Musée National d'Art Moderne lui-même affiche des statistiques affligeantes comme préambule de sa prochaine exposition elles@centrepompidou, avec ce slogan: « Au Centre Pompidou les femmes représentent 17,7 % des artistes dans les collections du musée. La nouvelle présentation des collections leur est consacrée à 100%. » Ce nouvel accrochage, qui durera une année, dans la lignée des présentations thématiques, « Le mouvement des images » (2007) et « Big Bang » (2006) – la femme est donc un thème – a sans doute pour objectif louable de rectifier le tir et de faire acte (temporaire) de rééquilibrage et de contrition. Mais c'est justement le caractère temporaire et contrit de l'entreprise qui pose le problème de façon cruciale. L'exposition elles@centrepompidou, avec son sponsor si « typiquement féminin », Yves Rocher – « votre partenaire beauté » (parce qu’elles le valent bien ?) – symbolise parfaitement la place assignée aux femmes artistes au plus haut niveau de l'institution française : précaire, périphérique, ponctuelle, toujours à caractère d'exception ; les femmes artistes y sont, en outre, systématiquement renvoyées à la supposée spécificité de leur genre. Face à cette profession de (bonne) foi du Musée National d’Art Moderne, il est intéressant de noter que si Beaubourg avait décroché de la présentation précédente des collections toutes les œuvres produites par des hommes, il ne serait resté qu’une poignée d’œuvres signées par cinq femmes. Une autre façon de faire le vide…

Il est urgent d’en finir d'une part avec la sous-représentation, d'autre part avec ce caractère d'exception, et enfin avec l’évaluation systématique du travail artistique des femmes en regard de la production des hommes. Il faut que leur production artistique cesse d'être considérée comme « une place stratégique, une matrice, un arrière-plan, un écran pour l'action des hommes » (Donna Haraway, Ecce Homo).

Il nous semble important d'ouvrir ensemble ce chantier, sans lequel la France, dont on signale souvent, à tort ou à raison, le déclin d’influence sur la scène artistique et intellectuelle internationale, ne fera qu'accroître son isolement et son retard. C'est l'ambitieux projet de La Force de l'Art que d'affirmer et de diffuser, non seulement en France, mais aussi et surtout à l'étranger, la qualité, la vitalité, la « force » de la scène artistique française. Qu'il en soit donc ainsi, non avec la moitié, mais avec l'ensemble de ses acteurs.

Isabelle Alfonsi, galeriste et critique d’art
Claire Moulène, journaliste et commissaire d’exposition d’indépendante
Lili Reynaud-Dewar, artiste et enseignante à l’Ecole des Beaux-Arts de Bordeaux
Elisabeth Wetterwald, critique d’art et enseignante à l’Ecole des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand