12/11/2009

L'ART ET LA VIE CONFONDUS (EN FRANCE)

Article paru dans la revue 02, n°50, 2009

August Sander, Peintre, vers 1925 [Marta Hegemann]
Photographie du portfolio « Hommes du XX° siècle, Groupe III La femme,
17 : La femme exerçant un métier intellectuel et manuel. »
Reproduit in : August Sander, Hommes du XX° siècle, III La femme,
ed. Die Photographische Sammlung / SK Stiftung Kultur), Kultur - August Sander Archiv, Cologne ;
ed. de La Martinière, 2002, p 147, ADAGP, Paris

«La ligne entre l'art et la vie devrait être aussi fluide et peut-être même aussi vague que possible.» Ce statement d'Allan Kaprow de 1965 résonne avec ce qui est devenu un slogan féministe bien connu de la même époque : « Le personnel est politique » - attribué à Carol Hanisch en 1969 - et qui incitait à étendre le domaine de la lutte féministe à toutes les échelles de la vie, du corps social au corps intime. Dans la perspective d'artistes conceptuel(le)s et de militant(e)s de ces années, une des conséquences de l'effacement des frontières entre art et non-art comme entre le personnel et le politique, est que l'art n'est un domaine séparé ni du personnel, ni du politique. Aujourd'hui encore, l'art est perméable à l'état d'une société et ne se limite pas à en être un miroir symbolique. Cette proposition sur l'art et la vie confondus préside à l'introduction d'un débat féministe appliqué à l'art et s'associe à la conception plus articulée des cultural studies (si longtemps ignorées du « monde de l'art » français, mais qui y font quelques percées). Celle-ci, ne dissociant pas les problématiques artistiques d'autres, sociales et culturelles, tient compte du contexte d'apparition d'une œuvre comme de son auteur et s'applique au sein d'une critique des œuvres, des acteurs et des institutions. Cette approche s'oppose à une conception de l'art qui aurait une visée universelle, sublimerait la création et la figerait dans des termes essentialistes. Elle dénonce son ignorance, naïve ou feinte, à l'égard de cette soi-disant visée universelle qui défendrait finalement les canons de ce « fameux masculin neutre » selon les termes de Christine Delphy, autrement dit, qui ferait de son idéalisme uniformisant et (pas si) asexué, une sorte de cache sexe des questions de genre.
Aussi peut-on légitimement s'interroger sur le niveau d'investissement des acteurs du monde de l'art, hommes et femmes confondus, pour la question de la diversité, (de l'attention au militantisme, il y a un monde). Mais sur ce point, des résistances s'éveillent des deux côtés de la barrière sexuelle, comme en témoigne, sans grande coïncidence là non plus, le carré exclusivement féminin d'auteures de ce texte, auquel j'ai moi même répondu avec cette formule enjouée : « 100% avec nous ! » Mais qui est ce « Nous, les femmes » que présuppose ce texte ? Désigne-t-il un « Eux, les hommes » ? Cependant, ni les femmes curatrices ni celles à la tête d'institution ni même ministre de la culture n'ont jamais fait preuve d'altruisme à l'égard de leurs paires et il serait trop long d'attendre d'elles un quelconque esprit de solidarité féminine. Alors même qu'on observe une récente féminisation des directions des institutions artistiques en France avec 38 directrices sur 98 institutions (centres d'arts, Fracs et musées d'art contemporain confondus), il est temps de dissocier femmes et féminisme, (voire d'y associer quelques hommes ?) Cependant, 39% de femmes à la tête d'institutions artistiques est un taux record en comparaison des effets de la parité en politique puisque, malgré les lois de 2000 et 2007, les femmes ne représentent aujourd'hui qu'une part marginale du corps politique : elles étaient 12,3 % à l'assemblée nationale en 2002, elles représentent à peine 20 % depuis les législatives de juin 2007.


Le Modulor mis au point par Le Corbusier en 1947.
Sous couvert d'un retour à l'homme comme mesure de toutes choses
(des meubles à l'architecture), il est un des plus illustre représentant
de ce fameux «universel neutre» à la silhouette plutôt athlétique.



LES CHIFFRES « NOUS » PARLENT
On l'a vu récemment avec La Force de l'Art 02 qui, malgré sa généreuse et légitime « ambition de présenter, dans sa richesse et sa diversité, un panorama engagé de la création artistique en France, sans distinction de génération, de genre ou de nationalité », était pourtant à très faible teneur en femmes - 7 sur 42 artistes, soit seulement 16% des effectifs, comme l'ont justement calculé les auteures du texte «La Faiblesse de l'art » -, les femmes sont trop souvent cantonnées à une minorité sous-représentée. Mais cette exposition dont l'objectif d'être représentative d'une scène en France est aussi clairement annoncé, remplit au moins en parti son programme. Car elle est effectivement représentative, mais d'un impensé exemplaire de la part des trois curateurs qui, embarrassante coïncidence, sont des hommes et qui semblent, dans leur belle fraternité, s'être accordés à l'unanimité sur si peu d'artistes femmes et ont été si oublieux de porter leur attention vers des sentiers moins visibles de la création. Car ce n'est effectivement pas du côté des artistes femmes ni de la « force » de leurs œuvres que « le bât blesse », mais bien du côté de l'attention des acteurs du monde de l'art en général à ces questions souvent trop vite reléguées au rang de bassesses statistiques qui n'auraient rien d'artistique.
Aussi peut-on légitimement s'interroger sur le niveau d'investissement des acteurs du monde de l'art, hommes et femmes confondus, pour la question de la diversité, (de l'attention au militantisme, il y a un monde). Mais sur ce point, des résistances s'éveillent des deux côtés de la barrière sexuelle, comme en témoigne, sans grande coïncidence là non plus, le carré exclusivement féminin d'auteures de ce texte, auquel j'ai moi même répondu avec cette formule enjouée : « 100% avec nous ! » Mais qui est ce « Nous, les femmes » que présuppose ce texte ? Désigne-t-il un « Eux, les hommes » ? Cependant, ni les femmes curatrices ni celles à la tête d'institution ni même ministre de la culture n'ont jamais fait preuve d'altruisme à l'égard de leurs paires et il serait trop long d'attendre d'elles un quelconque esprit de solidarité féminine. Alors même qu'on observe une récente féminisation des directions des institutions artistiques en France avec 38 directrices sur 98 institutions (centres d'arts, Fracs et musées d'art contemporain confondus), il est temps de dissocier femmes et féminisme, (voire d'y associer quelques hommes ?) Cependant, 39% de femmes à la tête d'institutions artistiques est un taux record en comparaison des effets de la parité en politique puisque, malgré les lois de 2000 et 2007, les femmes ne représentent aujourd'hui qu'une part marginale du corps politique : elles étaient 12,3 % à l'assemblée nationale en 2002, elles représentent à peine 20 % depuis les législatives de juin 2007.

éléments de communication sur le site de l'exposition elles@centrepompidou


- ET 100% ELLES ? » ET 100% ILS ? ET 100% EUX ?... NON PLUS ?
Pour en rester aux chiffres, « la Faiblesse de l'art » fait sur cette base un raccourci efficace entre deux expositions institutionnelles quasi simultanées qui font le grand écart dans le décompte des femmes : alors que La Force de l'Art 02 est à 16%, elles@centrepompidou est à 100% ! En cela, l'argumentaire chiffré du texte reprend un des éléments clefs de la communication autour de l'exposition : « Au Centre Pompidou, les femmes représentent 17,7% des artistes dans les collections du musée. » « La nouvelle présentation des collections leur est consacrée à 100%. »
Après Dionysiac composée à 100% d'hommes, celle des « artistes femmes dans les collections du Centre Pompidou » tenterait-elle de remettre les compteurs à zéro ? Mais Dionysiac est exemplaire, pas tant pour ses chiffres (13 artistes, 13 hommes : le déséquilibre est radical mais l'échelle est réduite) que parce qu'elle est puissamment genrée du côté du masculin. Avec cette exposition, Christine Macel, qui l'a d'ailleurs confirmé par la suite lors d'un fameux entretien avec Jean-Marc Bustamante, associait puissance éjaculatoire et force créatrice, (excluant ainsi « naturellement » les femmes du domaine !) Cette dimension masculine n'était donc pas un « impensé » mais contribuait à l'échafaudage du projet curatorial lui-même, porté du point de vue de l'imaginaire (du) masculin, d'un certain « état d'esprit, une sensibilité commune aux artistes présentés». Dans la série, n'oublions pas Africa Remix, « première grande exposition d'art contemporain africain », qui comptait 100% d'artistes africains ou d'origine africaine. La nuance concernant elles@centrepompidou est qu'il s'agit d'un état des lieux : le réaccrochage des collections « avec "elles" seules » selon les termes de Camille Morineau pour qui il est « question de la "représentation", prise ici au sens littéral (nous représentons la représentation des femmes dans la collection) » Il s'agirait donc d'une visée critique émise par un « nous », cette fois, celui du musée, envers « nous-mêmes » qui étions, auparavant, si peu attentifs à « elles ». Une autocritique donc, afin de « remettre les créatrices au centre de l'histoire de l'art moderne et contemporain du XXe et du XXIe siècles ». Mais qui demande à être au « centre de l'histoire » ? Et pourquoi y être seules, cette fois ? Pourquoi priver les femmes du voisinage des œuvres de leurs homologues masculins, ceux-là mêmes qui posent les jalons de l'histoire de l'art ? Cette sorte de mea culpa se transforme vite en une autocongratulation puisque le Centre ressort pas moins de 250 artistes femmes sur les 2 étages des collections, pendant 1 an. Un record ! Comme le défend Camille Morineau « Le Musée s'y consacre parce que c'est enfin possible (il y a assez d'artistes femmes aujourd'hui pour réécrire cette histoire) ». Le moment est-il si opportun pour un musée de thématiser aujourd'hui sur une identité sexuelle de manière univoque a priori ? Sur ce point, l'exposition rappelle les stratégies de visibilité des mobilisations féministes majoritairement blanches des années 1960, qui énonçaient alors des positions collectives contre leur propre condition de « minorité invisible » et prônaient un renversement des valeurs. Le musée semble ici d'emblée en décalage historique avec la diversité des féminismes contemporains qui, depuis les années 1990 proposent une approche « intersectionnelle » des processus identitaires, composites et hétérogènes. Aujourd'hui, dédier les collections d'un musée aux femmes, c'est prôner un séparatisme des sexes qui n'a plus court. C'est assigner les artistes femmes à être femmes avant que d'être artistes. C'est croire qu'« elles » ne demandent qu'à être accueillies comme un seul corps dans le musée. C'est poser une ligne directe entre l'identité sexuelle de l'auteur et la nature sexuée de sa production. Pourquoi pas alors réserver pour cette exposition un accès exclusif et gratuit au public féminin ? Ce serait gentleman.
Le problème commun à ces trois grandes expositions du Centre Pompidou 100% -elles, -ils, -eux, n'est pas tant qu'elles soient réalisées à partir de la carte d'identité des artistes, mais qu'elles essentialisent le sexe ou la race sans même les croiser, qu'elles présupposent des identités stables, évidentes et immuables et qu'elles contribuent à normaliser des oppositions identitaires sans intégrer les processus dynamiques d'échanges des signes de reconnaissance par exemple.
On est loin de la brèche ouverte en 1989 par « Les Magiciens de la Terre » qui, dénonçant l'usage abusif du terme « international » au sujet d'expositions limitées à un ping-pong Etats-Unis - Europe, intégrait du différentiel sur la scène de l'art : « Cette exposition rassemble les œuvres de 100 artistes contemporains, les uns appartenant au monde artistique occidental (...), les autres appartenant à (...) celui du "tiers monde"» L'exposition plaçait en vis-à-vis des œuvres issues de deux vastes champs culturels, occident et « non-occident » (le terme est d'époque), sur la base de critères formels, excluant par là toute considération pour leur contexte d'apparition et d'exposition. Justement critiquée pour son optimisme universaliste à la fois naïf et ethnocentrique, l'exposition avait le mérite d'introduire une part d'hétérogène au sein de l'institution muséale, d'en déplacer les critères d'appréciation et de déstabiliser une certaine familiarité avec les œuvres les plus historiques d'un côté comme les plus mythifiées de l'autre. Loin aussi, la dynamique bipolaire de Féminin-Masculin, Le sexe de l'art X/Y (et non l'inverse), pour laquelle Marie-Laure Bernadac soulignait qu'il existe « un érotisme non-phallocentriste, ouvrant sur une autre donne artistique. »
« La Faiblesse de l'art » dénonce à raison le défaut de représentation des artistes femmes dans les grands médias et la presse spécialisée, dans les expositions et les collections d'art contemporain, mais le texte ne dit rien ni des stratégies qui pourraient l'améliorer, ni d'un seuil de satisfaction (entre 50 et 99% ?), ni de la nature de ce manque de représentation. Car ce manque n'est-il pas sous-tendu par un canon ? L'objectif est-il d'investir les médias et les accrochages des collections publiques ? Pourtant, celles et ceux qui ne bénéficient pas des échanges économiques, des facteurs de légitimité et de visibilité permis par les institutions artistiques construisent leurs propres outils d'échanges économiques, de légitimation et de visibilité à des échelles diverses. À ce stade, toute la difficulté d'une revendication féministe tient dans ce paradoxe à vouloir être visibles, reconnues, intégrées sans être assignées à la spécificité de leur sexe. Judith Butler commence Trouble dans le genre par l'attaque d'un des présupposés centraux du féminisme : l'hypothèse de l'existence d'une identité et d'un sujet ayant besoin d'être représenté dans la sphère politique et dans le langage. Elle élabore là une pensée féministe qui permettrait de remettre substantiellement en cause les exclusions et les hiérarchies qui déterminent les modes de circulation et d'exclusion du mainstream.
Lors d'un entretien sur la question de la diversité, Patrick Chamoiseau disait : « Il y a un stade archaïque de la diversité, celui qu'il nous faut rattraper, que tous les phénotypes soient représentés dans tous les médias, les images et les grandes institutions. Mais ils ne suffisent pas car on voit bien que Condoleezza Rice a le même imaginaire que George Bush ou que Rama Yade a le même imaginaire que Nicolas Sarkozy. Là, on n'est pas dans la diversité même si on a une phénotypie un peu élargie. Ce qui fait la diversité fondamentale et relationnelle, ce sont les structures de l'imaginaire. » Avec ces deux expositions simultanées, on peut déplorer que nos institutions artistiques en soient à ce « stade archaïque », avec d'une part, des femmes singulièrement marginalisées, et d'autre part, un féminin réduit au sexe biologique (assimilable au rôle du phénotype), mis au devant de la scène de l'art comme un front uni. À quand les grandes expositions institutionnelles françaises qui ne nous donneront plus l'occasion de faire le compte des femmes, mais qui dans une approche « intersectionnelle » proprement curatoriale élargiraient les « sections » sexuelles et raciales à des caractéristiques formelles et imaginaires et dessineraient les « structures de l'imaginaire » qui traversent les œuvres de genres masculin, féminin, neutre, trans etc ?


Emilie Renard